Le nymphea tueur
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Extrait du livre © L'Aventure des plantes
de Jean Pierre CUNY, aux éditions FIXOT (juin 1987).
Le plus scandaleux, dans l'affaire du nymphea tueur, c'est
qu'il tue, avec un grand cynisme, l'insecte qui vient lui faire l'amour.Scandaleux, si
l'on considère que cette plante est justement celle qui, dans l'esprit des hommes, est
censée faire le contraire. Nymphea vient de nymphoea, nymphe, parce que cette
plante, dans l'esprit des anciens Grecs, fut une nymphe qui mourut d'amour pour Hercule.
Sans doute faut-il rappeler que les nymphes étaient des divinités subalternes de sexe
féminin, réputées se baigner en petite tenue, tous les matins, dans les rivières à la
cinquième heure du jour (11 heures du matin) sous le regard concupiscent des satyres...
On peut d'ailleurs s'étonner que le nymphea, symbole de l'amour, ait paradoxalement été
tenu depuis la plus haute antiquité pour antiaphrodisiaque, au point que pour calmer
leurs ardeurs, les cénobites en prenaient, ce qui fut
longtemps tenu pour une référence. Que Saint Antoine ait consommé de la racine de
nénuphar pour résister à la tentation lubrique, voilà qui explique pourquoi on en a
longtemps distribué dans les couvents.
On en rit bien aujourd'hui, mais tout de même, on a constaté que les alcaloïdes
contenus dans la tige et la fleur de nénuphar ont un
pouvoir sédatif et antispasmodique. [...] Nous tenons nos informations de plusieurs
sources. Quant à celle qui concerne le nymphea tueur, nous la devons à ce scientifique
d'Oxford qui est devenu notre ami, Sean Morris, qui a pu étudier et filmer dans le
superbe jardin botanique d'Oxford, cet incroyable nymphea qui porte le nom de Nymphea
Capensis, le nymphea du Cap dont il est originaire.
Comme ses soeurs immortalisées par les tableaux de Monet, elle flotte sur les eaux
calmes. Ses pétales sont légèrement teintés de pourpre. Elle est très belle, et
dégage en outre, pour attirer les insectes, un parfum suave.
Comme beaucoup de fleurs hermaphrodites, ayant donc des organes mâles, c'est à dire des
étamines chargées de pollen, et un organe femelle, elle s'arrange pour décaler leurs
activités sexuelles, de manière à ce que les insectes ne puissent pas la féconder avec
elle-même. Mauvaise surprise et fin de race à la clé.
Pour cela, elle commence par être femelle pendant deux ou trois jours; sans pollen.
Pendant les jours suivants, elle est mâle; avec du pollen. Répondant aux norme de
l'éternel féminin, elle n'est fatale qu'en l'état de femme!... Pour comble de
duplicité, elle fait alors semblant d'être mâle. Elle présente autour d'une sorte de
bassin central, un éventail d'étamines. Or, les étamines d'un nymphea ressemblent à
ses pétales, en beaucoup plus mince et pointu, tout autour du centre. Elles sont faites
de la même matière rigide, et quand elles sont mûres, on peut les voir saupoudrées
d'un pollen jaune, dont les abeilles raffolent.
Mais ce jour-là, les étamines ne sont pas mûres. Non seulement les abeilles, guêpes et
autres mouches ne trouvent pas de pollen à leur extrémité, mais elles les découvrent
cirées comme un parquet. Et il ne faut pas deux secondes pour que l'une d'entre elles
dérape, et tombe dans le petit bassin central de la fleur. C'est une piscine circulaire,
flottante, comme celle d'un paquebot, puisque le nymphea flotte lui-même, et qu'il l'a
rempli d'un liquide spécial, contenant un agent mouillant...afin que l'insecte soit bien
imbibé.
Prenons une abeille, par exemple. Affolée, ne voulant pas mourir, la victime se débat
comme elle peut, réussit tant bien que mal à émerger, et s'accroche à la base des
étamines. Elle réussit même à regrimper un ou deux centimètres parfois, le long de
cette barrière quasi verticale... Mais ça glisse vraiment trop. Inexorablement, elle
retombe dans le petit bassin central de la fleur...et finit par renoncer.
Nous avons donc une abeille mourante, gisant à la surface du bassin du nymphea, là où
se tient précisément, tapi bien au fond... l'organe femelle.L'abeille n'est pas encore
morte noyée, que déjà, tombe de son corps, une neige de pollen récolté sur un autre
nymphea qui ce jour-là, dans les environs, était mâle...C'est ce que voulait le nymphea
que voilà, femelle ce même jour-là...Observons l'action de près: détach' du corps de
l'abeille par l'agent mouillant, le pollen mâle fécondeur tombe en neige, comme dans ces
boules de plastique que l'on vend aux touristes ébaubis. Le pollen se dépose au fond,
sur l'organe femelle. L'amour est tel chez les nympheas, qu'il tue l'amant de passage. Le
pollinisateur est piégé.
La nuit tombe, et la fleur se referme alors sur le cadavre. Les étamines centrales se
rejoignent lentement comme les barreaux d'une cage. Le lendemain, le nymphea reste clos,
faisant un sarcophage à l'abeille qui lui a fait l'amour, ce qui n'est pas un signe de
pieux recueillement, mais une précaution de femelle enceinte. Il lui faut éviter
absolument qu'un autre insecte glisse dans le bassin mortel. Car entre-temps la fleur a
fait mûrir ses étamines. Celles-ci ne glissent pas, elles sont désormais honnêtement
offertes, affectant le genre sucette enrobée de pollen pour des insectes, qui eux doivent
impérativement repartir, sans tomber dans le piège mortel, afin de transporter librement
la semence mâle, vers un autre nymphea, qui ce jour-là déploiera sa piscine, avec
toboggan, etc. L'amour est un éternel recommencement.
Nous sommes donc en présence d'une fleur qui décide, pour sa fécondation qu'un insecte
doit mourir, et pas l'autre. L'insecte épargné (provisoirement) étant celui dont elle a
besoin pour la préservation de l'espèce, celui que sa voisine noiera, après que le
pollen lui soit parvenu.
D'innombrables fleurs ont trouvé des procédés moins barbares. Ni les Grecs, ni les
Romains, n'ont pu observer ce nymphea vivant au cap de Bonne Espérance. Sinon, ils
n'auraient jamais fait de cette fleur la réincarnation d'une nymphe noyée pour l'amour
d'Hercule. Car c'est bien le contraire que fait la plante cynique. Elle noie son amant, et
non son chagrin, pour l'amour d'elle-même...